Il fallait en arriver là: des parlementaires de la République viennent d'émettre l'idée brillante de tuer la redevance télé, l'antique redevance qui finance l'audiovisuel public. Injuste, inefficace, fraudée par les résidents secondaires : crève donc ! vieille chose.
Et pour la remplacer par quoi donc ? Brillantissime suggestion : l' argent du Loto. L' argent du rêve à la va-vite, l'argent du grattage et du tirage, l'argent du Morpion et du Millionnaire, du Bingo et du Black-Jack, de l' Astro et duBanco, du Keno et du Rapido, du Loto Foot et du Super Loto, l'argent des supercagnottes, l'argent des martingales, l' argent de l'espoir idiot, le sale espoirqui fait survivre dans la grisaille de l'existence, l'argent des perfusions posées sur l'ordinaire, l' argent de l'opium.
N'est-ce pas le même argent, après tout ? objectera-t-on. L'essentiel n'est-il pas que les budgets de l'audiovisuel se maintiennent ?
On regrette de devoir rappeler ici que non. L' argent de la redevance est parfois douloureusement payé. Sept centcinquante et un francs par an, dans bien des foyers, représentent une somme importante. Mais c'est I'argent de l'impôt, voté par le Parlement, acquitté par le contribuable, soixante-trois francs par mois en échange desquels il est en droit d'exiger que l' audiovisuel public s'adresseaussi, parfois, au citoyen qui est en lui, et non pas seulement au gratteur de zinc.
Car, en chaque téléspectateur, en chaque auditeur, en chacun de nous, cohabitent un citoyen et un fumeur d'opium. De l'écran, du transistor, nous attendons successivement, dans des proportions variables selon les individus et les moments, qu'ils s'adressent aux deux, qu'ils nous informent, nous cultivent, nous distraient. Un moment pour ouvrir les yeux, un moment pour se laisser bercer. Que serons-nous en droit d'exiger si nous ne payons plus rien ? Que pourra exiger le citoyen de Sa Majesté Lotovisuel public que nous promettent les parlementaires ?
Quant aux décideurs, dirigeants de chaine, producteurs d'émissions, journalistes, on peut espérer que l'origine de leurs financements, parfois, de temps en temps, influence leurs choix. De la part d'une chaine de radio ou de télévision, s' adresser au citoyen ou au joueur de Loto est en effet toujours un choix. On ne parle jamais aux deux en même temps. On les vise successivement, d'une émission à l' autre, parfois dans la même émission, parfois dans la même phrase, dans la même séquence, mais toujours successivement. Au moment de décider de la place d'un reportage plus difficile ou plus complexe dans le journal télévisé, de créer ou de supprimer une émission culturelle ou d'information, de doubler le cachet d'un animateur à hélicoptère, combien de fois se souvient-on qu'on est payé, non pas avec l' argent des rillettes ou des courtiers en ligne, mais avec celui des citoyens ? Dix fois par an ? Cinq fois ? Une fois ? Cela suffirait. On répliquera encore que le service public est déjà mort. Que rien ne distingue le " 20 heures " de TF 1 de celui de France 2, Arthur de Sébastien, Foucault de Drucker. Comment ne pas le constater ?
Les riches chaines privées informent, cultivent, distraient aujourd'hui leurs téléspectateurs, parfois bien mieux que les chaines publiques, condamnées par le maintien des financements publicitaires à une hypocrisie quotidienne et à une schizophrénie meurtrière. L'idée même de service public, au-delà de l' audiovisuel, est d' ailleurs bien  mal en point. Oui, plus grand-chose ne distingue le privé du public.
La vieille idée de service public de l'audiovisuel, l'idée d'utiliser ce fabuleux outil pour rendre meilleurs, plus adultes, plus responsables, ses téléspectateurs et ses auditeurs est moribonde, victime de trop de lâchetés, de revirements, d'inconséquences de l'Etat, qui s'en montra au fil des décennies un bien triste actionnaire. Est-ce une raison pour laisser ce même Etat, en intronisant Lotovisuel 1er, signer impunément l' acte de décès ?

Lotovisuel public
Par Daniel Schneidermann
Le Monde Télévision . Dimanche 16-Lundi17 juilIet 2000 .