IL en est qui sont sincèrement désolés du départ
de
çe « chic type ». qui louent "sa simplicité
sa cha-
leur, son indépendance ", et disent leur " grande
affection et respect pour ce qu'il a fait ". Beaucoup
expriment des regrets, plus ou moins accentués, d'autres
leur indifférence. Mais un mot revient très souvent
qui
fédère la majorité des réactions
des éditeurs et libraires à
l'annonce de l'arrêt de « Bouillon de culture »
: sympathie.
Malgré les réserves ou critiques - confiées
sous le sceau de
l'anonymat, et cela le plus souvent par souci d'élégance
-,
la plupart d'entre eux rendent hommage aux qualités et
a
l'intégrité professionnelles de Bernard
Pivot ; à son talent de rassembleur, à sa fidé-
lité au - « défunt » - service public;
à sa
lucidité, enfin, pour avoir fait le choix « de
partir au bon moment ».
Un choeur unanime salue par ailleurs la col-
laboratrice la plus proche de Bernard Pivot
à laquelle les uns et les autres ont eu affaire,
Anne-Marie Bourgnon - « une femme for-
midable, ouverte, enthousiaste... Elle a joué
un rôle essentiel. Et on ne l'a pas assez dit »,
ou encore : « une merveille d'humanité, de
gentillesse, d'éthique ».
Nombreux sont ceux, même tenus à l'écart
du choix des plateaux, à reconnaître que
Bernard Pivot " a fait sacrémnent de bien à
des tas de livres ". Mais ce sont les quinze
glorieuses d' « Apostrophes » qui viennent
en référence spontanée. On se rappelle les
riches heures et les vrais moments de télévision
de ce ren-
dez-vous du vendredi soir. la ruée dans les librairies
au
lendemain de l'émission. Certains rappellent le prestige,
sans précédent, de " la seule émission littéraire
connue, et
jouissant d'une grande réputation, à l'étranger.
Il a provoqué
un véritable phénomène dans l'édition.
Pour les auteurs, un
passage à "Apostrophes" était un exercice de grande
valeur
et représentait une consécration. Même ceux
qui se mon-
traient réticents à passer devant les caméras
sautaient sur
l'occasion en entendant le nom de Pivot. »
Si apprécié qu'il fût, le " phénomène
" a du même coup
chamboulé - voire perverti, selon quelques observateurs
-
le milieu du livre : « celui des libraires, qui se contentaient
de dresser leur tablle et leur vitrine "Apostrophes"
sans plus se soucier d'ouvrir eux-mêmes les livres; celui
des édliteurs,
qui "poussaient" leurs poulains médiatiques au détriment
des autres écrivains ; celui des auteurs, enfin, pour
lesquels il
n'existait pas de plus grande reconnaissance de leur "oeuvre"
que le plateau d'"Apostrophes" » Un libraire relève
que
tout le monde, et le milieu en premier, a joyeusement pro-
fité de l'aura médiatique de Pivot, et que tous
ont contri-
bué à l'édification du monument - " Il est
devenuu l'élément
central du paysage. On l'a institué comme le "nec plus
ultra"
de la critique littéraire, ce qu'il n'est pas et n'a jamais
pré-
tendu incarner. On en a fait une véritable institution.
Qui
pourrait résister à cette pression ? ".
Pour les plus " littéraires ", qui se sentent "sur une
autre
planète ", la logique du spectacle suivie par Bernard
Pivot
n' a pu qu'accentuer " l'inadéquation fondamentale entre
le
livre et le support télé. Entre autres symptômes
révélateurs,
les ventes irrationnelles des ouvrages, difficiles
d'accès, de Jankélévitch et d'Hagège
dès le
lendemain de leur passage dans l'émission. »
D'aucuns remarquent le glissement pro-
gressif du " Bouillon de culture " vers un
remake d'« Apostrophes », l'épuisement
de la formule et l' obsolescence d' une pos-
ture - « Pivot a toujours ce rapport de défé-
rence par rapport au livre, qui ne correspond
plus du tout aux pratiques d'aujourd'hui »,
constate une éditrice. « Il a tenu, résume
un
autre, une place essentielle et indispensable.
Mais très surévaluée ; comme a pu l'être
celle
d'un Jacques Chancel, par exemple. » Un
troisième observe que Bernard Pivot a cris-
tallisé une certaine époque et un état précis
de la société. « L'une et l'autre ont considé-
rablement évolué. Evolution dont le milieu de
l'édition, comme celui de la télévision,
ne
veut - ou ne peut - pas prendre la véritable mesure. »
Et tous, amateurs ou non de « Bouillon de culture »,
de
s'accorder pour déplorer qu'avec la disparition de l'émis-
sion c'est encore un peu moins de place laissée aux livres.
« Malgré tout, lâche un libraire, le livre
n'étant plus domi-
nant il a besoin de soutien. Ses enjeux économiques ont
peu
de poids. Ses enjeux symboliques se sont considérablement
effrités. » Le propos s'élargit ainsi dans
une tonalité de vrai
trouble, parfois de désarroi, face aux mutations du pay-
sage et des rythmes audiovisuels, des goûts et des
comportements du public. « Le show-biz, le zapping sur
une culture "light" ont triomphé partout. Mais peut-être
faut-il en passer par là ? L'effet Canal+ a fait des ravages
dans ce domaine. Pour un auteur aujourd'hui, une bonne
apparition au journal de 20 heures, à peine quelques
minutes, et ça suffit. Le reste appartient au lecteur.
C'est plus
clair. »
Propos recueilli5par Valérie Cadet