CE fut ce qu'on appelle un anti-
moment de télévision, alors que les quelques mots proférés signaient, sans ostentation, la fin d'une époque et d'une certaine idée de la télévision. Vendredi 8 septembre, Bernard Pivot et son « Bouillon de culture » faisaient leur rentrée, consacrée à celle, littéraire, de cinq romanciers réu- nis sous le thème « Il y a du génie dans |
chaque enfant ». A peine achevées les der-
nières notes du générique musical signé Sonny Rollins, le maître de cérémonie annonçait d'une voix égale : « C'est la der- nière année de "Bouillon de Culture". Evi- demment, Vous vous en doutez bien, que je vais faire mon possible pour qu'elle soit excllente, que ce soit le meilleur possible. Mais n'est-ce pas mon ambition, chaque année en septembre depuis... 1973. » |
Deux jours plus tard, Bernard Pivot
réservait son commentaire au support de
ses chroniques, le Journal du dimanche :
J'ai voulu éviter toutes ces rumeurs, élu-
cubrations et démentis qui se sont succédé
l'an passé et qui étaient forts désagréables
aussi bien pour moi que pour les dirigeants
de France2 . » La « rumeur » a pris corps à
la fin du mois de janvier, faisant état de
l'éviction de l'émission par la direction de
la chaîne à la fin juin 2000. Devant une
levée de boucliers médiatiques, Michèle
Cotta, directrice générale de France 2,
démentait : « Il restera jusqun'à la fin de
l'année 2001. L'arrêt de "Bouillon de
Culture" n'a jamais été ennvisagé pour deux
raisons. D'abord, C'est une émission de réfé-
rence. Ensuite, il faudrait être suicidaire
pour toucher à Bernard Pivot, il est un sym-
bole. Lui seul est capable de faire une émis-
sion symbolique, charismatique. Le bruit est
venu de quelqu'un qui voulait nous nuire.
Mais bien sur, ajoutait-elle, on ne peut pas
garder les gens jusqu'à 90 ans. »
Bernard Pivot, soixante-six ans le 5 mai,
a donc "préféré prendre les devants et dire
d'une manière simple et agréable [qu'il]
arrêterai[t] "Bouillon de culture" à la fin de
l'anmnée ». Depuis l'annonce officielle de
son retrait, la place de Bernard Pivot ne
cesse d'attiser les convoitises du Lander-
nau audiovisuel. L'espace est d'autant plus
prisé qu'il s'agit de glisser ses pas dans
ceux d'une véritable « légende » du ser-
vice public. En quelque vingt-huit ans de
télévision, depuis ses débuts en 1973 sur la
chaine de l'ORTF avec « Ouvrez les guille-
mets », Bernard Pivot a non seulement
révolutionné la perception que le public le
plus large avait des écrivains, mais aussi
profondément influé sur le comportement
du milieu littéraire - éditeurs,
auteurs,
libraires, critiques.
Mais ce sont bien les quinze années
d'"Apostrophes" - dont il fut le produc-
teur et animateur de janvier 1975 à juin
1990 -, qui ont marqué l'époque et les
esprits. Conçues sur un mode délibéré-
ment spectaculaire, 724 émissions desti-
nées à dévoiler au plus grand nombre les
visages et les univers de la sphère littéraire
et intellectuelle. De Marcel Jouhandeau à
Roland Barthes, Marguerite Yourcenar et
Georges Perec; de Julien Green à Alain
Robbe-Grillet, Etiemble et Milan Kundera,
en passant par Michel Foucault, Françoise
Sagan, Alexandre Soljenitsyne, Emmanuel
Le Roy Ladurie ou encore Umberto Eco, la
plus grande part du « gotha » du monde
du livre (en majorité francophone) a défilé
Sous les sunlights d'« Apostrophes », pro-
grammée, rappelons-le, à 21 h 30.
Très vite, le rendez-vous s'est avéré
« incontournable ". Pour ses numéros
détonnants - le linguiste Claude Hagège,
époustouflant de drôlerie, coiffant au
poteau Raymond Devos ; bouleversants et
contrastés - un même soir, l'émotion avec
Madeleine Chapsal au bord des larmes,
venue parler de "La Maison de jade", roman
autobiographique, et l'hilarité avec les pitre-
ries du jeune Alexandre Jardin, invité pour
"Bille en tête". événementiels - Lech Walesa,
Albert Cohen ou Vladimir Nabolkov, théière
remplie de whiskky et réponses écrites dissi-
mulées derrière un mur de livres ; ou encore
franchement « déplacés » - éructations
avi-
nées d'un Charles Bukowski sommé de la
fermer par Cavanna.
Chaque semaine, la séance réunissait
une moyenne de cinq millions de télé-
spectateunrs séduits par l'humour la verve
et la vraie gourmandise de son meneur de
jeu. Un "tabac" pour le petit écran qui
permettait à Bernard Pivot, amateur de
scoops et d'exclusivités, d'imposer une loi
d'embargo aux éditeurs. Du jamais-vu
littéralement « bluffant » pour les obser-
vateurs d'Outre-Atlantique, qui n'avaient
pas encore leur « Pivot américain », la
très médiatique Oprah Winfrey.
Très vite aussi, et alors que les ventes de
livres évoqués sur les plateaux d'« Apos-
trophes » s'envolaient, les critiques ont
fustigé les effets de mise en scène. La pen-
sée, la littérature et leurs subtilités,
leurs
profondeurs, leurs questionnements,
étaient sacrifiés sur l'autel du paraître,
de
l'anecdotisme, de la caricature, en un
mot, du spectacle. A l'été 1979, Bernard
Pivot réfutait déjà, dans un entretien aux
Nouvelles littéraires, ce qu'on ne cessera
de lui renvoyer . « L'auteur vient se donner
en spectacle lui même. On peut me
reprocher de faire du bon ou du mauvais
spectacle, mais pas du spectacl. Comment
faire à la télévision quelque chose qui
ne
soit pas du spectacle, puisqu'il est déjà dans
l'oeil du téléspectateur? La télévision
a
inventé son langage. Il est réducteur et sti-
mulant. Il a des défauts et des qualités (...)
Je ne suis pas un critique, mais un courrié-
riste littéraire. Mon rôle est d'interviewer les
gens et de les mettre en contact avec les
téléspectateurs .»
Au fil du temps, visiblement plus a l'aise
avec les essayistes que les romanciers,
dont il s'est davantage efforcé de « bana-
liser » la tenue et le mystère. Bernard
Pivot a privilégié les valeurs reconnues de
la littérature contemporaine Philippe
Sollers, J.-M. G. Le Clézio, Marguerite
Duras... - plutôt que tenté de déceler les
promesses d'un premier roman : comme
il a souvent préféré multiplier les pas-
sages d'auteurs garantissant le succès du
tallk-show ou le concensus public - Jean
d'Ormesson, Fabrice Lucchini, Yves Ber-
ger, François Nourissier...
Victime à son tour de la dictature de
l'Audimat - qu'il dénonçait déjà
au milieu
des années 80 et à propos duquel il livrera
ses réflexions dans sa Remontrance à la
ménagère de moins de cinquante ans
(Plon, 1995), Bernard Pivot assure boucler
son parcours sans amertume. Quoi qu'on
en dise, il est sans doute l'un des derniers
à avoir défendu jusqu'au bout une belle
idée qui n'a plus lieu d'être : le service
public.
Extrait du Le Monde Télévision . Dimanche 17 - Lundi
18 septembre 2000.
Par Valérie Cadet